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Le chef des perles en argent

PER SØRENSEN, spécialiste de littérature tibétaine classique, parle à juste titre de « furor scribendi »1 pour décrire la passion des Tibétains pour la littérature, et ce depuis l’invention et l’adoption de l’écriture tibétaine au VIIe siècle. Cette « fureur d’écrire » ne s’est pas démentie avec l’occupation du Tibet par la République populaire de Chine, qui a démarré dans les années 1950. Après une interruption liée à la période maoïste la plus noire (qui a duré de la fin des années 1950 à 1978 en zone tibétaine), les Tibétains ont renoué avec leur longue tradition littéraire. De nouveaux genres ont vu le jour, parmi lesquels la fiction réaliste ou la poésie en vers libres. La nouvelle traduite ici2 appartient à cette première vague de centaines de nouvelles publiées en tibétain par des Tibétains, dans un grand élan de revitalisation de la scène littéraire et culturelle qui a succédé à la folie de la Révolution culturelle (1966-1976). Toutefois, elle présente quelques singularités : elle a été rédigée par une femme, Yangtsokyi3, ce qui est en soi assez rare pour être souligné. Les femmes tibétaines sont entrées relativement tardivement en littérature et elles publient moins que leurs homologues masculins. Quand elles le font, elles optent souvent pour des textes poétiques4, même si elles pratiquent de plus en plus la prose. Mais l’écriture de nouvelles était relativement rare à la fin des années 1980 et au début des années 1990, parmi les femmes. De plus, Yangtsokyi a été l’une des premières, si ce n’est la première femme, à prendre la plume pour évoquer de façon littéraire et d’un point de vue féminin le sort de la bru tibétaine, mariée souvent, à l’époque, dans une belle-famille où il n’est pas rare qu’elle soit considérée avant tout comme une aide-ménagère. Sa première nouvelle, Journal de la prairie (1988), a été rapidement remarquée au-delà des sphères tibétophones et a même fait l’objet d’une traduction en anglais5.

Yangtsokyi a ensuite publié quelques années plus tard6 ce Chef des perles argent puis, en 2010, après un long silence (mariage, enfants, travail), la suite du Journal de la prairie. Ce n’est que grâce à la publication en 2012 d’une anthologie de nouvelles de femmes tibétaines, publiée sous la houlette de l’infatigable Palmo (née en 1967), féministe tibétaine et professeure de littérature à l’université des nationalités du Nord-ouest (Lanzhou, province du Gansu), que ce Chef des perles en argent est redevenu disponible, car il figure dans ce volume au côté d’autres nouvelles. Ce texte atteste de la maîtrise d’écriture de l’auteure. En effet, outre que le style et la syntaxe sont relativement recherchés, Yangtsokyi a recours à l’anthropomorphisation partielle du « chef des perles » qui donne son titre à la nouvelle. Ce terme imagé (en tibétain, phreng dpon) désigne la perle qui « dirige » les autres perles du rosaire ; c’est donc la plus grosse du chapelet bouddhique à cent huit perles ou grains. Elle permet au pratiquant de tenir la comptabilité des mantras qu’il récite. Ce procédé d’anthropomorphisation d’un objet inanimé est relativement rare dans la littérature tibétaine contemporaine, même si l’anthropomorphisation appliquée à la faune et la flore est courante en littérature classique. Il confirme en tout cas que l’auteure est capable d’audace et d’inventivité littéraires, comme elle l’avait montré avec sa première nouvelle.

Le chapelet et, plus encore, son « chef des perles », est étroitement lié au grand-père de la narratrice : d’une part, il lui appartenait et, d’autre part, la petite-fille est considérée par sa mère comme la réincarnation de son propre père, donc du grand-père de la petite. En quelque sorte, ce chapelet et son « chef des perles », c’est donc celui de la narratrice. Ce « chef des perles » est par ailleurs précieux : il est d’argent incrusté de turquoise et de corail, les deux pierres les plus emblématiques du Tibet. Il est également exceptionnel car il a miraculeusement traversé le cataclysme politique qu’ont connu les Tibétains : en effet, on a du mal à mesurer à quel point la période de répression maoïste a mis à mal des pans entiers de la culture et a détruit, outre les personnes bien sûr, le patrimoine culturel et presque toute la culture matérielle ancienne. Il est donc rare que les familles tibétaines possèdent aujourd’hui un objet ancien, un souvenir de famille, ne serait-ce qu’une tasse, un livre ou une bague, qui les reliraient matériellement à leurs aïeux. Tout a été soit confisqué par l’État, soit détruit7. Mais ce « chef des perles » est précieux pour une troisième raison : il appartenait à l’origine à un grand lama que le grand-père a sauvé (d’un danger ou d’un événement qui n’est pas précisé dans le texte), et qui l’a reçu en symbole de reconnaissance. Il est donc chargé des bénédictions accumulées par la récitation de prières entre les mains du lama.

Mais dans le Tibet ravagé par vingt années de maoïsme (1958-1976), le caractère exceptionnel de ce rosaire, symbolisé par son « chef des perles », signifie également le malheur de la narratrice alors enfant : en effet, il représente la religion et la richesse, honnies et réprimées au plus fort de la lutte contre la société traditionnelle et des séances d’accusation publiques (« séances de lutte ») qui ne sont mentionnées qu’en passant. Dans le cas des Tibétains originaires de la province de l’Amdo (nord-est tibétain), comme l’est l’auteure de ce texte, cette période de persécution ne s’est pas limitée à la Révolution culturelle (1966-1976). Elle a démarré dès 1958, année de la grande rébellion antichinoise et anti-communiste, et s’est soldée par des dizaines de milliers de victimes et plus encore d’emprisonnements8. Le grand-père de la narratrice est mort cette année-là, comme beaucoup d’hommes tibétains.

Or, les événements tibétains de 1958 appartiennent à une histoire tue, une histoire tenue secrète encore aujourd’hui par les autorités chinoises, qui ne souhaitent pas que soit terni aux yeux de ses citoyens chinois, ignorants pour la quasi-totalité d’entre eux, le grand récit de la « libération » du Tibet, libération du joug de la féodalité et de l’impérialisme, rhétorique répétée à l’envi depuis plus de cinquante ans. Si le gouvernement chinois, c’est-à-dire le Parti communiste chinois, a entrepris de faire amende honorable, dans une certaine mesure, pour la Révolution culturelle, l’histoire de 1958 est transmise entre Tibétains de l’Amdo depuis près de soixante ans, unis jusqu’aujourd’hui autour de cette communauté d’expérience dont la mémoire est préservée par les « chuchoteurs »9. Son omniprésence dans la mémoire familiale est en contraste frappant avec le silence qui lui est imposé en public : il est quasiment impossible de l’aborder et les rares ouvrages qui en traitent ont été privés de circulation, même s’ils étaient fictionnels10. On se tait ou on parle par allusions : dans la nouvelle ici traduite, c’est le terme de « bouleversement » (littéralement « basculement du ciel et de la terre ») qui désigne cette année funeste. S’il est facilement décodé par un lecteur tibétain de l’Amdo comme faisant référence à 1958, il échappe à la vigilance d’un lecteur non averti et même d’un Tibétain originaire d’une autre région.

Le grand-père disparu à la suite de la répression de la rébellion de 1958, la narratrice en subit les conséquences pendant près de vingt ans : en effet, lors de la Révolution culturelle, elle est toujours étiquetée comme « propriétaire de bétail », donc membre de la classe possédante, quand bien même tous les biens familiaux ont été confisqués en 1958 et la mère et sa fille vivent désormais dans une misérable petite tente11. Elle ne peut donc pas rejoindre, à son grand désespoir, les rangs des gardes rouges et arborer comme eux le foulard rouge qui distingue l’élite communiste12. La jeune narratrice voue aux gémonies ce « chef des perles », symbole de la classe sociale de son grand-père et de ses origines sociales qui compromet son avenir et gâche son présent. Elle va jusqu’à l’enterrer près de la tente familiale. Mais sa mère le retrouve et le lui remet autour du cou, non sans l’avoir giflée, en l’enjoignant de toujours le porter mais de ne jamais le révéler à quiconque – ce qui pourrait entraîner des conséquences imprévisibles pour toute la famille. On retrouve ici un exemple double de « fracture générationnelle » (Figes 2014 : 122) typique des régimes communistes en cours de construction : comment communiquer entre parents héritiers d’un système pré-communiste et enfants élevés dans un système communiste ? À cette dimension politique s’ajoute dans le cas du Tibet une dimension ethnique, puisque la mère et le grand-père de la narratrice n’ont jamais connu qu’un monde tibétain, alors que l'enfant est le fruit hybride du choc frontal entre Chine et Tibet.

Devenue adulte, la révolution culturelle étant passée, la narratrice se défait de son stigmate de classe et elle peut entrer à l’université – ce qui lui aurait été interdit à l’époque maoïste. L’éducation qu’elle reçoit à l’université ne la réconcilie pourtant pas avec ce « chef des perles ». En effet, sous le poids de l’éducation « moderne », elle intègre les vues évolutionnistes de l’époque et se met à considérer cette vieille perle comme signe d’arriération. L’esprit domestiqué par l’appareil éducatif du système chinois et moderniste, elle reprend ses distances avec cette perle que, libre enfin de l’exhiber, elle aimerait cacher. Cependant, le souvenir ému et douloureux des souffrances maternelles l’empêche de rejeter totalement ce symbole de son appartenance à la nation tibétaine. Le récit s’achève dans une indécision sur la manière dont la narratrice doit vivre avec la perle, indécision qui illustre le dilemme moral et éthique des jeunes Tibétains de sa génération, à la croisée de deux mondes culturels et de deux époques.

La sortie de la Révolution culturelle et la liberté d’aborder en public ce « chef des perles » ne signifient pas pour autant la pérestroïka à la chinoise. En effet, si cette nouvelle largement autobiographique a pu paraître dans les années 1980, Yangtsokyi n’a pas reçu la permission de publier le long roman qu’elle a composé entre 2011 et 2013, Le rêve d’une tente noire, où elle suit le destin d’une jeune femme prise dans les rets de l’histoire – ce personnage de femme étant inspiré de celui de sa mère. Le roman se clôt sur la mort de la protagoniste, femme « qui a connu les deux mondes » comme disent les Tibétains, celui de l’avant et celui de l’après l’occupation chinoise.


Le magazine littéraire contacté pour publier ce roman a donné son accord pour publication à condition de supprimer les deux premières parties : en effet, le roman, fresque à déroulement chronologique, s’articule en cinq parties : 1958, la « grande famine » (mieux connue sous l’appellation « Grand Bond en avant »), la Révolution culturelle, la libéralisation des années 1980, et la période contemporaine. L’auteure a refusé : « Couper ces chapitres, c’est comme trancher la tête ou les bras à quelqu’un », dit-elle. Le manuscrit est remisé et attend des jours meilleurs pour être publié. Pusillanimité des rédacteurs en chef, ou réel risque pour le magazine et l’auteure ? Les autorités chinoises veillent au grain de la mémoire et s’emploient depuis cinquante ans à faire fonctionner l’« industrie de l’oubli » (selon l’expression de Jacques Bouveresse pour qualifier l’activité d’un régime non démocratique). C’est là le drame du Tibet : des meurtrissures enfouies mais qui n’en finissent pas de guérir car elles n’ont nul lieu public où s’exprimer, dans un arrière-plan de grande fête matérialiste et consumériste d’une Chine au capitalisme triomphant mais qui, dans son fonctionnement politique implacable, n’admet aucun trouble-fête et muselle la parole et la mémoire, surtout celle qui émane des Tibétains et des représentants d’autres « minorités nationales » problématiques dont l’intégration à la nouvelle Chine pose des problèmes. Écoutons les « chuchoteurs » tibétains.

Cet article est issu de: 
http://editions-jentayu.fr/numero-1/chef-perles-argent-yangtsokyi-tibet/

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